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Eviter d’idéaliser

Rêver d’un job qui nous reconnecte avec nous-mêmes, fait travailler l’autre moitié de notre cerveau et donne du sens à notre quotidien? En open space, nous sommes nombreuses à caresser ce doux projet et à faire, à cette occasion, totale abstraction des aspects moins enchanteurs. Or, «c’est le grand danger, met en garde Najate Zouggari, sociologue à l’Université de Lausanne. On a souvent tendance à se faire une image trop romantique du métier d’artisan. J’ai moi-même déchanté sur bien des aspects en suivant des cours du soir d’ébénisterie. J’idéalisais beaucoup le bois, cette belle matière qui sent bon. Mais quand on travaille dedans on se coupe, on se fait mal. J’ai même eu une infection sur la jambe. Avant de me lancer, j’avais une vision sublimée, comme bien des gens qui n’exercent pas de métiers manuels.» Le processus de gentrification que connaît l’artisanat aurait tendance à nous faire oublier les difficultés inhérentes à ces professions physiques. De ringardes, ces activités sont devenues vintage. Mais la pratique n’en reste pas moins fatigante et très exigeante.


Instagram: ces filles qui nous donnent envie de créer: Aleksandra Zee Menuisière passionnée de marqueterie, la jeune femme basée à Oakland crée des tableaux muraux en bois. Elle puise son inspiration dans les couleurs et les textiles du désert.

Expérimenter et s’informer

Solène, 30 ans, travaille au sein d’une multinationale active dans l’industrie chimique. Son truc à elle? La poterie. «J’ai commencé par hasard et cela m’a tout de suite emballée. Travailler la terre, ça a quelque chose de magique, je me retrouve complètement dans cette activité. Je crois vraiment que je pourrais être très heureuse en lâchant mon job commercial pour faire de la poterie mon métier.» Attention toutefois à ne pas se la jouer Walter Mitty et tout plaquer sans se retourner (ce genre de revirement soudain ne connaît un happy end que dans les blockbusters américains). «Dans mes coachings, je préconise toujours de faire un stage avant de prendre une telle décision, confirme Laurence Oro Messerli, psychologue du travail à Neuchâtel. Il faut faire des journées d’essai, aller toquer aux portes, se rendre sur le terrain, concrètement, pour voir de quoi il s’agit vraiment. Vivre quelque temps dans ces métiers change souvent la donne.» La preuve: nombreux sont ceux qui, ensuite, renoncent à franchir le pas, rebutés par les horaires, le risque d’épuisement et autres types de sacrifices nécessaires.

Se préparer à apprendre, encore et toujours

Plus que tout autre secteur d’activité, l’artisanat se caractérise par une nécessité de recherche constante», note Sandro Cattacin, sociologue à l’Université de Genève. Lorsque l’on travaille de ses mains, on peut toujours s’améliorer, faire mieux, expérimenter. Choisir d’être artisan, c’est savoir que l’on apprendra sans cesse, que l’on ne se reposera jamais sur ses acquis. L’expérience joue certes un rôle, mais le besoin de perfectionner ses créations est omniprésent. «Ces métiers ont énormément changé depuis les années 70, poursuit le spécialiste. On se dirigeait alors vers ces professions dans une quête quasi mystique. Aujourd’hui, elles sont devenues très terre à terre, très matérielles: les artisans ont le souci de faire quelque chose de bien, de sophistiqué, sans transiger sur la qualité.»

Savoir s’entourer

Pour Gabriela Oswald, la meilleure chose à faire est de tisser des contacts avec d’autres personnes actives dans le secteur. «On manque de femmes qui se lancent et se soutiennent entre elles, confie la photographe. Il ne faut pas hésiter à poser des questions à celles qui ont déjà fait cela avant, à créer des liens, à entretenir un réseau. Le pire serait de rester enfermée dans son coin à faire quelque chose de totalement isolé. Ce sont ces rencontres qui ouvrent de nouveaux horizons et font naître des collaborations.» L’idée à copier? On prend contact avec les associations professionnelles de son secteur d’activité et on crée des liens avec des gens actifs dans la même branche. Si l’on se lance dans la marqueterie, par exemple, il peut être enrichissant d’approcher des décorateurs d’intérieur, des menuisiers, des architectes…


Instagram: ces filles qui nous donnent envie de créer: Laetitia «Florésie» Dix ans de travail dans l’ingénierie… Puis un coup de foudre pour les fleurs! Depuis 2012, entre Champagne et Picardie, Florésie propose des compositions tendance, organise des ateliers de stylisme floral et embellit les mariages.

Faire un (petit) pas après l’autre

Il y a un an, Clara Delétraz a fondé Switch Collective, plateforme s’adressant à ceux qui ne se retrouvent plus dans leur job actuel. Le but des formations dispensées online? Permettre aux participants d’enclencher le changement. «Nous leur conseillons toujours de prendre leur temps, explique la jeune femme. Il y a une tendance actuelle au switch radical: on était banquière, on devient brasseuse de bières artisanales. Nous ne prônons pas le grand saut: le switch, c’est une suite de petits pas. Peut-être que, in fine, on deviendra effectivement brasseuse. Mais il y a beaucoup d’étapes avant de tout quitter et de se lancer.» Avec le recul, Eva, 40 ans, regrette son choix. Active dans l’administration mais passionnée de création florale, elle a démissionné du jour au lendemain pour devenir fleuriste. Après une longue formation, elle se rend compte que 60% de son nouveau job est consacré à la vente. «Pour éviter ce type de déconvenues et être certaine de la voie dans laquelle on s’engage, il est nécessaire d’impulser le changement de manière plus subtile et progressive», résume l’experte.

Démissionner… ou pas?

«Avant de rédiger sa lettre, il est capital d’analyser la situation, de se demander pour quelles raisons on ne se plaît pas dans son poste actuel, de lister les avantages et les inconvénients», recommande Laurence Oro Messerli. Car un changement dans la façon de travailler peut modifier totalement la perception de son emploi actuel. Et pourquoi ne pas insuffler une dose de la philosophie «home made» dans son job? «La culture de l’artisanat peut tout à fait s’appliquer à d’autres champs professionnels, même si ces derniers semblent très éloignés du travail manuel, assure Najate Zouggari. Par exemple, on peut s’inspirer de la manière dont on résout les problèmes: un artisan va avoir une grande liberté face aux difficultés. Une entreprise peut mettre en place des dispositifs qui incitent les collaborateurs à faire preuve d’inventivité.»


Instagram: ces filles qui nous donnent envie de créer: Gemma O’Brien L’illustration et les lettrages? L’artiste australienne en a fait sa marque de fabrique. Egérie de Volcom, le «New York Times» s’est également attaché ses services. Et, durant ses nombreux voyages, elle ne manque jamais de taguer un mur ou deux.

Miser sur les loisirs

«Très peu de gens peuvent se permettre de sortir du système», observe Sandro Cattacin. Avant de se lancer, il est en effet recommandé d’avoir un an de salaire de côté et/ou un proche prêt à soutenir et à combler les probables déficits des premiers mois. Si bien que toutes ne peuvent franchir le pas. «La plupart de ceux que le monde professionnel déçoit continueront de chercher du sens à côté de leur emploi», insiste le sociologue. Et de le trouver, parfois. Dans des hobbies qui leur ressemblent. Quitte à opter pour un temps partiel. «Cela leur apporte ce que leur boulot ne pourra jamais leur donner.» Le travail cesse d’être vécu comme aliénant lorsque, grâce à lui, on peut s’adonner à une activité que l’on aime. Donc vivre ses rêves. Ce qui est tout aussi épanouissant, au fond, que d’en vivre.

Nos témoignages

Kim Hoose, 43 ans, Vevey, Operations Manager de Nest

«J’ai décidé de créer Kimkit en 2013, après avoir travaillé dans de grandes multinationales durant de nombreuses années. J’ai été directrice de Mondo et, après avoir assuré la vente de l’entreprise, j’ai pris mon package et je me suis lancée. Le principe de ma boîte? Proposer des kits de tricot, crochet, couture, broderie, perles… Après une carrière de réflexion, d’analyse, de stratégie, de tactique, je me suis retrouvée à bricoler seule dans notre maison. Je n’avais pas de staff, je faisais tout de A à Z. C’était vraiment passionnant.

Et puis un jour, Nestlé, pour qui j’avais travaillé durant de nombreuses années, m’a contactée pour me faire une proposition incroyable: créer l’espace Nest avec Catherine Saurais, directrice du lieu. Il y a deux ans, j’ai donc pris la décision de fermer temporairement Kimkit pour me consacrer entièrement à ce nouveau défi captivant. Malgré mes journées extrêmement chargées, je prends encore le temps de faire chaque soir quelque chose de mes mains. L’essentiel, pour moi, c’est de créer et de retrouver la satisfaction du produit terminé, que ce soit dans les activités manuelles ou dans de grands projets, comme Kimkit et Nest.»

Francesca Dumas, 30 ans, Martigny, créatrice de cosmétiques naturels, Ma Petite Nature

«Durant quinze ans, j’ai travaillé en tant qu’assistante en soins dans des cliniques, hôpitaux, EMS. Cela faisait des années que ça ne me convenait plus: on ne prend plus le temps de s’occuper des patients, on ne parle que de rendement, j’avais l’impression d’être à l’usine. En février 2016, j’ai été mise à l’arrêt suite à un burnout. Plusieurs amies m’ont alors donné le même conseil: il faut parfois refermer complètement une porte pour qu’il y en ait des dizaines d’autres qui s’ouvrent. J’ai pris mon courage à deux mains: j’ai démissionné et décidé de me lancer dans la production de produits de beauté au lait d’ânesse. Désormais, ma gamme s’est enrichie et j’ai ouvert une boutique en septembre, à Martigny. Le plaisir de fabriquer de mes mains est incomparable, cela me rend infiniment plus heureuse. Constater que quelque chose que l’on a fait entièrement soi-même en y mettant toute son énergie et son amour peut plaire autant est très valorisant. Même si je dois cuisiner des pâtes durant deux semaines de temps en temps, ce n’est pas grave: je les mange avec grand plaisir!»


Instagram: ces filles qui nous donnent envie de créer: Dina et Yasmine «Cuppin’s» Après avoir toutes deux étudié la chimie à l’EPFL, les cousines se sont lancées dans la pâtisserie. Elles régalent désormais les gourmands dans leurs boutiques de Lausanne et Genève.

Gabriela Oswald, 34 ans, Vevey, photographe de mariage

«J’ai occupé des postes de brand manager durant près de dix ans dans des multinationales. C’était formidable à ce moment-là de ma vie, je voyageais beaucoup, j’ai rencontré des gens incroyables. En organisant des shootings commerciaux, j’ai connu des photographes de renom à New York qui m’ont apporté une bouffée d’air frais. Ils étaient aussi jeunes que moi, avaient une mentalité d’entrepreneurs décomplexés. Cela m’a inspirée. Lorsque je me suis mariée il y a cinq ans, je me suis plongée dans l’univers des blogs de mariage anglo-saxons, je rêvais… puis je regardais la réalité du marché suisse et j’avais envie de pleurer.

Puis, le jour où ma première fille est née, il a fallu faire un choix: impossible d’exercer mon job dans le marketing à temps partiel. C’est ainsi que j’ai démissionné et décidé de créer mes propres règles. Je sentais que c’était le moment de faire autre chose. Penser, planifier, diriger m’intéressait de moins en moins, j’avais besoin de mettre la main à la pâte, de produire moi-même des images qui correspondent à ma vision créative. Si l’on m’avait dit que je serais photographe un jour, je ne l’aurais jamais cru. Moi qui rêvais petite de faire du journalisme, je raconte aujourd’hui des histoires en images. Car, non, les clichés de mariage ne sont pas forcément kitsch et ringards, on peut faire des choses avec style, créativité et en sortant des sentiers battus. Mais je ne ferme pas pour autant la porte au marketing, je garde cette fibre en moi. Elle m’est d’ailleurs très utile dans la création et la gestion de ma propre marque. On n’efface pas dix ans de vie professionnelle comme cela.»

Catherine Celotti, 58 ans, Vevey, créatrice de douceurs, Cathy’s Biscuits

«Le système financier m’a totalement dégoûtée. J’ai travaillé dans la gestion de fortune et les hedge funds durant des années. Lorsque j’ai débuté, la cote en bourse d’une entreprise était liée à sa prospérité sur le terrain. A partir de 1987, les choses ont changé: c’est la valeur financière, le cash en caisse, le dégraissage des employés, qui s’est mis à rapporter… Moi je n’étais plus en adéquation avec cette «évolution». Je suis tombée malade puis j’ai été licenciée. C’était il y a 14 ans… Là, après un cours de gestion de projet, je me suis lancée et j’ai ouvert mon propre magasin de biscuits. Beaucoup de mes recettes sont sans gluten et sans lactose: il y avait un créneau pour ces produits de niche. Mon plus grand plaisir? Faire découvrir aux gens le vrai goût des choses. Ce travail manuel m’apporte une qualité de vie agréable, mais l’aspect financier peut être parfois source de stress. Je n’ai pas du tout le même revenu, les mêmes conditions de vacances… C’est probablement le prix à payer pour avoir la satisfaction de faire quelque chose par soi-même? Les retours des gens, le contact humain et le plaisir de ceux qui goûtent à mes biscuits n’ont pas de prix.»


Instagram: ces filles qui nous donnent envie de créer: Océane et Mélanie «Milk Theory» Ou l’histoire de deux blogueuses suisses passionnées de couture qui décident de se lancer dans la création de vêtements et accessoires pour enfants. Basée à Genève, la marque remet à l’honneur le «fait main»… avec amour.

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